Passés Monyaq et son fantôme de mer d’Aral, c’est aux abords d’un cimetière que nous découvrons nos premiers humains et l’hospitalité légendaire de la région centre-asiatique. De loin, les cimetières ont des allures de petites villes terreuses ceintes de fortifications. Des sépultures en forme de petits châteaux et de mausolées se mêlent aux stèles en pierre mal enfoncées, surmontées d’un croissant métallique. On s’apprête à entrer mais un cerbère freine notre élan et nous entraîne sur un tapchan* déguster un plov** à même les mains. Femmes couvertes d’un côté ; hommes déchaussés de l’autre. On ne partage pas le même tapchan près du cimetière. Un plov gras, sans doute pas le meilleur d’Asie centrale mais régénérant au sortir du désert du Karakapakstan. A la fin du repas, une barbe blanche, un vieil homme sans age, étend ses mains et le regard perdu vers le ciel, les porte à son visage et s’essuie des yeux jusqu’au menton. Tous l’imitent et proclament en cœur Omin***. Une tradition qui rythmera dès lors tous les repas qui nous seront offerts, pour un malheureux thé, quelques abricots, un lagman, des mantis ou des chachliks****.
Nous rencontrons nos premières chaleurs ; les melons et pastèques se vendent par camion entier sur le bord des routes. Le pays nous berce de ses joyaux. Khiva aux mêmes couleurs chaudes que celle de Bam tristement effondré en Iran. Boukhara, ses ruelles gorgées d’enfants espiègles et sauteurs, ses medersas discrètes, ses mûriers centenaires desquels s’écrasent lourdement des fruits trop murs sur le sol. Samarcande, son turquoise profond, ses mosaïques et ses perles qui en font la légende de la route de la soie. Et sorti de ce rêve un peu conditionné par les catalogues et terni par les bus qui déversent des touristes japonisés au digital, on découvre Tashkent. Et avec Tashkent, nos premiers vrais miséreux depuis l’Ukraine. Ils sont hirsutes, blanc de peau, les yeux souvent clairs, la démarche du malade qui titube, perdus, le visage creusé. Ils sont seuls, slaves, abandonnés. E.T. vouloir rentrer maison. Faute de pouvoir rentrer, certains sont restés. Les autres, les apparatchiks, les chercheurs, les qualifiés, les scientifiques, ils ont tous émigré. Ils sont rentrés au pays laissant derrière eux des infrastructures rarement entretenues depuis. Les ponts sont défoncés, les routes aussi. Dans des villages entiers, la plupart des maisons en ciment sont délabrées, à l’abandon. Ici une école, là un cinéma, une administration, un kindergarden, un centre téléphonique. Rien ne fonctionne faute d’être subventionné. Personne ne veut dépenser pour la communauté.
On les voit qui traînent en haillons à la recherche d’une poubelle à visiter, au marché aux puces tenter de marchander des bouts de canalisations rouillés, des sacs de bouteilles en plastique écrasées. Ils portent une tristesse, une mélancolie et une fatalité dans leur regard. Des hommes en loques mais des Babouchkas***** également, avec sur un drap posé sur le bord de la route, les derniers vêtements d’un mari mort prématurément. Nous n’aurons vu aucun ouzbek mendier. Peut-être n’aurons-nous pas su les trouver. Sans doute ont-ils une famille, proche ou éloignée pour s’en occuper.
Ceux-là sont miséreux mais il y a aussi des jeunes plus friqués. Des jeunes russes qui ne le sont plus vraiment. Ils ont un passeport vert, ne peuvent plus circuler librement. Le plus souvent ils méprisent leurs homologues ouzbeks, trop sales, trop arriérés, pas assez modernes. Comme un défi, les jeunes filles russes qu’on croise dans la rue sont ultra-provocantes et s’habillent parfois avec vulgarité. Leur légèreté tranche avec les robes-pyjamas –certains disent potato dress- des jeunes filles ouzbeks. Les slaves ont toujours été apprêtées mais ici c’est comme si elles revendiquaient leur féminité et leur personnalité. A la fille ouzbèke qui docile et soumise, reste à la maison, s’occupe des enfants et sert son mari, les jeunes filles d’origine russe opposent leur caractère et leur rôle social par le travail. Il est vrai qu’on assiste aujourd’hui à une re-traditionalisation de la société ouzbèke. L’évolution du pays est vécue par les Russes comme un retour sur soi, comme une régression économique et culturelle. De moins en moins de femmes au travail, de moins en moins de mariages mixte, un niveau économique qui n’a toujours pas rattrapé le niveau d’avant la chute du régime soviétique. « La société ouzbèke régresse en ce sens qu’elle se tourne vers elle même. » Il y a aussi ce sentiment d’injustice après avoir trusté les centres de décision et les administrations, après avoir imposé son parler comme langue officielle. « C’est de plus en plus durs pour nous. Il y a 7 ans, il me fallait 200 points quand on n’exigeait des Ouzbeks que 70 pour entrer à l’université. Avant je pouvais voyager dans toute l’URSS. Mon père est Ossète. Petite, j’y allais chaque été. Aujourd’hui il me faut un visa. »
Sans pour autant regretter l’avant 91, comme une mauvaise maladie, on n’entendra des touristes de passage les pires histoires sur ce gouvernement. Ils emprisonnent les gens, on a pas le droit de s’exprimer, les ONG sont chassées, les gouvernants corrompus, les habitants terrorisés. Une vieille rengaine qui étonnement ne touche que l’Ouzbékistan et épargne ses voisins. On ne parle même pas du Turkménistan et de son leader trop caricatural pour être raillé. Étonnant ce même élan pour condamner et s’alarmer des dérives de l’Ouzbékistan. Qu’on ait rien vu de tout cela, à la limite, c’est heureux et normal quand on est de passage. Mais dès lors qu’on interroge des gens plus avisés et sans doute mieux informés, du chercheur qui ne peut effectivement plus faire ses enquêtes terrain jusqu’à l’expatrié installé depuis des lustres, les discours sont moins radicaux. Le pays est gouverné par des clans autoritaires et corrompus, la liberté très contrôlée, les initiatives étrangères très rapidement suspectées mais finalement rien de bien différent de ce qui se fait dans toute la région. Ici on n’a même pas eu besoin de montrer pâte blanche pour organiser des ateliers photos à la différence des Pamirs ou du Kazakhstan où il a fallu s’enregistrer et se défendre d’être des journaleux. Certes la menace islamique du Ferghana est sans doute exagérée mais bien réelle et l’interdiction de faire du prosélytisme religieux finalement salutaire, nous avouera-t-on.
Même chose pour les contrôles policiers. On nous avait beaucoup parlé, avant d’y arriver, d’une propension toute ouzbèke à prélever des taxes de passages un peu partout sur la route. Le Lonely Planet en fait même un encart spécial sécurité. De fait, nous élaborons des stratégies pour éviter les premiers contrôles. Nous décidons par exemple de ne pas freiner, le visage résolument tourné de l’autre coté du bâton fluorescent que le policier s’obstine à abaisser devant le nez de Kubilai pour lui intimer l’ordre de s’arrêter. D’autres fois, on salue ostensiblement le képi comme si on le connaissait, l’air entendu et surtout très très pressé. Dans la plupart des cas, le policier renvoie le salut, histoire de ne pas perdre la face quand il nous voit ne pas nous arrêter. Et si par malheur on se retrouve coincés, parler de Zidane et faire celui qui ne comprend pas le pouce et l’index frotté pour demander un peu de blé. Au final, on n’a jamais rien déboursé. Non que nos stratégies soient imparables, simplement parce que les choses ont bien changé et que ce pays n’est plus celui qui rackette l’étranger et collecte pour le moindre pet de travers. Karimov a augmenté les policiers et promis les pires sanctions pour celui qui chatouillerait le touriste. Et quand on nous a questionnés, c’était plus par curiosité.
En Ouzbékistan, nous aurons réalisé deux ateliers photos. Et si le panel n’est pas suffisamment nourri pour servir d’étalon, une chose nous aura vraiment étonnés car tranchant radicalement avec ce qu’on avait rencontré jusqu’ici. Il ne sortira rien de la mission « symbole de ma culture » qui pourtant rend habituellement les enfants fiers et prolixes. Quand un Monténégrin nous parle d’indépendance et de territoire, les enfants ouzbèkes, de Tashkent et de Bukhara, nous ont présenté leur ville et leur assiette ! Les mêmes photos que pour les missions « là où je vis » ou « ce que je mange ». A croire qu’ils ont raison ceux qui affirment qu’en Asie centrale, la culture est artificielle et trop souvent folklorique ; la création d’un état nation un alibi du pouvoir pour se légitimer ; les racines trop diluées pour être enseignées par les anciens. Alors on se réinvente un peuple, des frontières, une généalogie. Qu’importe que Bukhara et Samarcande soient des villes peuplées de Tadjikes, les bustes de Tamerlan ont rapidement remplacé ceux de Lénine sur les places, sans pour autant que le peuple lui-même arrive à l’identifier. A Tashkent, l’une des plus grosses avenues de la capitale s’appelle Shota Rustaveli, du nom de ce poète écrivain géorgien qui a écrit le chef d’œuvre « le chevalier à la peau de panthère ». Peut-être est-ce là le lot d’un Etat jeune en quête d’identité.
On nous parle de la difficulté de monter des projets artistiques ouzbèkes sans sombrer dans le folklore. Et pourtant à Tashkent, nous aurons vu une représentation théâtrale d’une profonde justesse jouée par la première troupe indépendante du pays. On y parle des traditions, de mariages imposés et des rapports à l’homosexualité. Sur la scène, des acteurs d’origine russe, un metteur en scène russe, même si nés en Ouzbékistan. C’était un soir particulier, la reprise depuis qu’un des acteurs de la troupe a trouvé la mort dans un incendie criminel à Moscou contre l’hôtel qui les hébergeait. Son compagnon de chambré, plus chanceux, s’est écrasé sur le sol et c’est chancelant qu’il aura assuré sa première représentation depuis la tragédie.
* vaste estrade sur laquelle on se déchausse et s’accroupit pour déjeuner
** plat traditionnel ouzbek préparé dans d’énorme wok en fonte composé de riz, de morceaux de moutons et de carottes jaunes
*** l’équivalent de notre Amen chrétien
**** soupe de nouille avec des légumes, raviolis ouzbèks et brochettes
***** grand-mère
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