Nous dévalons les monts du Pamir Alai pour franchir les quelques kilomètres de frontière improbable qui séparent le Tadjikistan du Kirghizstan. 20km de hors piste insensé. La route n?est plus praticable depuis de nombreuses années déjà. Il faudra à Kubi une belle abnégation pour franchir un lit de rivière là où la route s?est effondrée, pour escalader une pente rocailleuse, le vide en contrebas, le tout sous une pluie verglaçante. Un camion manque de verser, une roue dans le vide, mais Kubilai ne peut décemment traquer ce 33 tonnes ; le chauffeur dépité s?en rend tristement compte. Il attendra un autre convoi improbable dans ce no-man?s-land abandonné entre deux frontières.
Un chaleureux sourire de douanier et nous voilà en terre kirghize. Dès les premiers kilomètres s?offrent à nos yeux des pentes verdoyantes maculées de taches blanches : des yourtes séculaires, et non loin de là, de magnifiques troupeaux de chevaux, de chèvres ou de moutons. Le Kirghizstan nous accueille sur ses routes bitumées et ses montagnes nous invitent au trekking. Nous sommes heureux et sereins dans ce paysage qui appelle à la contemplation, fait pour le camping sauvage, les grillades de poisson, de gigot de mouton et la dégustation de koumis*. Mais avant de pouvoir jouir des beautés kirghizes nous affrontons la capitale. Venant du Tadjikistan, le retour à la civilisation et ses incivilités nous surprennent et nous laissent au départ un goût amer.
Le nombre de voitures nous rend tout à coup plus prudent sur la route, pas assez ceci dit pour se méfier d?un sens interdit. En montagne depuis trop longtemps, nous avons pris l?habitude de prendre quelques libertés avec le code de la route. Et tak** comme ils disent, première rencontre avec la police kirghize. Le flic est furieux que Thibaut ait contesté son autorité et ignoré son bâton rouge pointé furieusement sur Kubi. Il faut dire que la finale de CDM se joue dans quelques heures et nous n?avons pas vraiment la tête à ça. Avec mon pauvre russe j?essaie de le calmer, rien n?y fait. Je passe à une autre tactique. Je me mets moi aussi à hurler sur Thibaut. Et ça marche ! Estomaqué qu?une femme hausse le ton sur son mari- en public de surcroît- il finit par se taire. Je m?excuse platement pour la légèreté de mon homme et lui promet que je veillerai personnellement à ce que cela ne se reproduise plus. Il essaie quand même de nous arracher quelques soms*** mais je lui oppose un délicieux : Studenski**** ! Las de ne pouvoir nous soutirer que des sourires ingénus, il nous laisse partir d?un da vai ***** résigné. Le soir même, la France perd une finale qui ne devait pas lui échapper mais rentre ainsi dans le cercle fermé des équipes mythiques, au destin tragique.
La défaite amère, on quitte Bishkek pour rejoindre Issykul, la fierté de toute la nation kirghize dont beaucoup se disent originaires. Nous sommes en pleine saison et les plages sont gavées de touristes locaux, de russes et de riches kazakhes venus chercher ici l?illusion des bords de mer. Ce lac à l?eau pure et fraîche est bordé sur sa rive nord de complexes hôteliers et dégage un parfum de congés payés. Un gâchis.
Nous filons vers Karakol, à l?extrémité est du lac, toujours plus près des montagnes Tianshan. Sur les routes, abricots, melon, pastèque et poisson fumé nous tendent la main. S?y tient le dimanche à l?aube un marché aux bestiaux aux allures de Kashghar par son fourmillement et son tumulte joyeux mais sans sa folie ni sa taille. Il réunit néanmoins les ethnies des environs, hauts plateaux et pleine montagne. S?y côtoient des bêtes venues de toute la région, moutons, chèvres, chevaux en pagaille. Et les rares russes de la région vendent quelques cochons d?à peine 3 semaines à même le coffre de leur voiture ; le maréchal ferrant ferre sans discontinuer tandis que chacun y va de son commentaire en tâtant les bêtes. Plus loin, une jeune fille fond en larmes en voyant disparaître, dans un camion le jeune veau qu?elle vient de vendre et qu?elle a patiemment veillé et nourri.
La nature kirghize nous offre de nombreux visages. La vallée des Fleurs après le village de Jeti Oguz et son sanatorium hérité de l?époque soviétique, un brin désuet, nous déploie des trésors alpins ; sapins, torrent et herbe fraîche nous séduisent pour des campements improvisés, des feux de camp tout juste perturbés par des troupeaux de chevaux semi-sauvages et des chasseurs le fusil en travers du dos. Puis on s?enfonce en altitude pour rejoindre les hauts pâturages du lac Song Kul, à 3000m d?altitude, dans les hauteurs, le long de la rivière Tash Débé. Un sentiment d?immensité et de pureté. Un retour à la vie séculaire de ces pasteurs qui montent à l?estive avec leurs troupeaux. Le koumis pour breuvage quotidien, la bouse de vache pour tout suppléant de bois, les poissons du lac grillés sur le feu. Une vie semi- nomade ; une vie nature. Une vieille lada bleue transporte dans son coffre les ingrédients qui peuvent leur être utile (vodka, pâte, pommes, cigarettes?) C?est l?épicerie ambulante qui suit cette vie nomade en passant de campement en campement.
Nous sympathisons avec un groupe de 6 familles dont les campements sont proches le long de la rivière. Tous viennent du même village de Togolok Moldo à quelques heures de route de là. Ils ont des chèvres, des moutons, des juments et leurs jeunes poulains, quelques chameaux. Ils vivent ici 4 mois dans l?année, pour chercher les verts pâturages et ont souvent la charge des bêtes des familles de leur village. Nous réalisons avec eux sans doute l?atelier le plus nomade qui soit, en plein air, dans les yourtes avec un générateur qui marche à plein et qu?on nourrit de mauvaise essence quand il réclame du sans plomb 98.
A 3000m, il fait déjà plus froid et les premiers jours de septembre appellent déjà l?hiver. Un matin nous découvrons l?immensité des steppes sous la neige. La pellicule est fine ; elle ne tiendra pas la journée mais elle annonce les grands départs. Et déjà il faut penser à quitter l?estive. Les bêtes passeront la montagne, les yourtes, femmes et enfants prendront le gros truck pour descendre au village. La vie nomade appelle la réactivité et en une heure, les yourtes sont démontées. Tout le monde s?y met, à emballer, empaqueter les woks de cuisine, les fourneaux, les couvertures et les quelques meubles qui servent d?appoint et de décoration. Il ne reste à l?emplacement des yourtes qu?un rond d?herbe fraîche sur lequel la tradition veut qu?on boive de la vodka et qu?on remercie le ciel pour la saison. C?est le grand départ, on rassemble les troupeaux, on fait revenir les chameaux. Quelques hommes restent encore près du lac avant de faire passer les bêtes par le col. Le reste embarque à l?arrière du camion, un veau malade et une carcasse de mouton au milieu des yourtes désossées. Les enfants, un appareil à la main, montent dans Kubilaï et vident comme chaque jour depuis 10 jours plusieurs cartes mémoires.
Au village, chacun retrouve sa maison et des familles entières viennent se faire shooter par les apprentis photographes. Nous sommes accueillis par le doyen des pasteurs. Suynalui a 78 ans et il nous gratifie du met d?honneur, le Besh Barmaq. Ça commence par des cotes de moutons bien grillées mais agrémentées de boyaux remplis de graisse visqueuse et rebutante. Ça se termine avec des pâtes imprégnées de mouton et de gras ; le tout à manger avec les doigts, selon la tradition. Seule la vodka nous permet de tenir le coup. ? Cette maison sera d?autant plus heureuse qu?elle accueillera et recevra des visiteurs ? nous confiera-t-il entre deux bouchées. Nos doigts peinent à tenir les verres de vodka tant ils sont gras et visqueux. Comme beaucoup en Asie centrale, il nous dira combien Zidane est un homme, un vrai, et combien la France sort grandit de cette affaire. N?empêche, il nous manque une étoile?
Retour à Bishkek pour préparer l?exposition des meilleures photos à Naryn, en province. Bishkek où décidément nous ne trouvons pas notre emplacement idéal. Le soir comme le matin, on vient souvent nous demander de dégager. Simple civil comme flic gradé. La ville est agitée par la commémoration de l?indépendance du pays et des enfants déguisés répètent les chorégraphies sur la place Ala-Too, ancienne place Lénine. 15 ans déjà? Timur, d?origine russe, nous demandera ironiquement de quelle indépendance on parle : ? Ah oui, de l?indépendance vis à vis de la Russie sans doute. Pfuui ! ? L?actualité est aussi agitée par la menace d?expulsions de deux diplomates américains soupçonnés d?entretenir des liens avec des ONG pas toujours motivées par le seul développement humanitaire. Zaréma nous confie que la révolution kirghize, dernier avatar des révolutions colorées, n?a pas changé grand chose dans le pays : ? Certes on voit plus de manifestations devant le palais présidentiel comme ces orphelins à qui on veut retirer leur maison parce que trop bien située. De même, il suffit d?allumer la télé pour voir les politiciens se montrer et parler de tout et de rien. Mais pour les jeunes comme moi, ca n?a rien changé. Sauf quelques universités qui se sont spécialisées. Bref on peut pas faire son droit partout maintenant. ? Kutman, de son côté considère que seule la tête de pont a changé mais les hommes au pouvoir sont restés les mêmes, et leurs travers avec.
A Bishkek, Eric Gourlan, photographe français, nous aide à monter l?exposition dans la galerie d?art de Naryn, la capitale du district de Song Kul. On sélectionne 20 tirages, traduisons les légendes des enfants en russe, anglais et kirghize. Naryn est une petite ville qui tranche avec les villages qu?on a croisé jusqu?ici dans le pays. La veille de l?exposition, des enfants des rues que nous avions pourtant cherché à amadouer, cisaillent le cadenas du coffre extérieur, piquent la barre de fer et nous volent nos sacs à dos. Le tout alors que nous dormons dans Kubilaï. On découvre le quotidien d?un Kirghizstan miné par le chômage, au fin fond des montagnes. On découvre des gens ravagés par l?alcoolisme comme Nadeshda, qui ivre morte ne nous reconnaît pas alors elle est censée nous donner les clés d?un appartement. Une demi heure après, elle viendra nous ouvrir, ayant déjà tout oublié, avant de s?effondrer sur le canapé, assommée par l?alcool. L?exposition est une réussite et nous partons offrir les tirages aux enfants de Togolok Moldo. Nous avons coutume de dire que leurs images ne nous appartiennent pas ; c?est l?occasion de mettre ce principe en pratique.
Nous quittons ces hautes montagnes et ses paysages somptueux, un peu chagrinés, conscients de quitter la steppe et de pointer vers l?ouest et le désert quand nous n?avons fait jusqu?ici que pousser à l?est. La route qui nous conduit de Naryn à Kazarman, puis à Osh et Tashkent en Ouzbékistan nous réserve quand meme de belles surprises afin d?adoucir notre départ des montagnes. Deux cols à 3000. Un réveil face à 200 ruches qui dominent la vallée de la Ferghana, des scènes de vie agraire, des rencontres avec de vieux bergers valent bien quelques frayeurs sur ces routes insensées. Kubi gravit péniblement la montagne sur une piste à pleurer alors que la structure est au plus mauvais point. Mais il nous faut poursuivre, pas le choix, pas de soudeur en vue, et quand bien même, la première tentative de soudure n?aura résisté qu?à 200 km de route bitumée. On se croirait parfois dans les Pamirs. Pas une voiture en vue et des hommes et femmes qui sortent de nulle part. Sur les routes, les femmes font sécher des graines de tournesol. Plus bas, ce sont des pommes et du raisin qu?on vend au chaland qui passe. Plus bas encore, de vastes étendues de coton que des femmes et des enfants, coupés en deux, récoltent dans des grands sacs avant de les peser et de les verser à l?arrière des tracteurs, dans des bennes grillagées, qui tel le Petit Poucet parsèment la route de fleurs blanches.
Nous quittons la steppe, et avec, le steppe de Step by Steppe. Avec la volonté intacte d?organiser des ateliers sur la route, du Caucase à l?Albanie, pour continuer d?appréhender le monde au travers des yeux des enfants.
Pour retrouver le travail remarquable d?Eric Gourlan : Regard des Hommes
* lait de jument fermenté
** locution russe fréquemment utilisée pour exprimer une étape dans un processus prédéterminé
*** monnaie kirghize
*** étudiants
**** c?est bon, allez-y
waou! quelle expédition... Je n'ai pas encore tout compris de ce que vous faites en asie centrale, mais c'est passionant!
Rédigé par : gabrielle | 20 octobre 2006 à 11:28
Quels paysages incroyables ! Quelle belle aventure humaine !
J'espère que vous passerez en parler à Paris.
Bonne route
Rédigé par : Muriel | 21 octobre 2006 à 17:30
Merci pour vos encouragements. Nous prevoyns un retour sur Paris fin janvier et vous tiendrons informes via ce blog des diverses manifestations relatives a l expedition
bien a vous
Rédigé par : Step by Steppe | 27 octobre 2006 à 10:48