L’Afghanistan s’éloigne pour de bon. Nos contacts à Kaboul nous le déconseillent à l’unanimité. Des attentats suicides à Kaboul, des enlèvements, un Kubilaï qu’on prendrait pour cible et une frontière que le camion ne peut traverser avec ses plaques françaises sans convoi de l’ONU. L’expédition Step by Steppe ne creusera donc pas davantage les -stan ou l’Asie Centrale car il s’avère impossible, pour ne pas dire dangereux ou inconscients, d’organiser un atelier photo au Turkménistan. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé !
Alors que nous montions l’expo à la maison de la photographie, passions notre temps entre reportage, interview, table ronde et masterclass, on envisageait sérieusement de se placer sous la protection de l’ambassade. D’abord pour se protéger et faire passer une 20taine d’appareils photo, 300 pellicules, 2 trépieds, une caméra professionnelle, du son, un rétroprojecteur, une imprimante et un écran de projection sans se faire accuser de journalistes et en conséquence d’espions ; ensuite pour monter un atelier dans le pays le plus fermé de la région. Le Turkménistan vu –enfin !- par les yeux de ses propres enfants. Nous nous attendions alors à être suivis, encadrés ; mais même orientées et contrôlées, les photos des enfants turkmènes auraient révélé un autre pays que ce que nous livre habituellement la presse occidentale.
D’emblée, on nous dissuade férocement de rejoindre le Caucase par cette voie. Le pays est dirigé par un grand malade, paranoïaque, cynique et névrosé. Les cas sont légions de voyageurs refoulés, de matériels confisqués et d’accusation d’espionnage arbitraire. Dans un pays de non-droit, on s’inquiète légitimement de notre inconscience d’autant qu’Envoyé Spécial a eu la bonne idée de diffuser un reportage sur le pays assez limite deux jours avant notre arrivée. La situation, nous dit Achkabat, est excessivement tendue. « Vous allez au devant de très très gros problèmes. Au mieux ils vous piquent tout votre matériel. Au mieux… Et même si vous passez la frontière, vous serez confrontés à un checkpoint tous les 40 km. C’est de la folie avec tout votre matériel. »
Ceci dit, nous avons déjà un visa de transit –pas de visa touriste délivré au mois d’octobre- et la profonde conviction que si nous passons par une autre route, par le nord, le Karakalpastan et le Kazakhstan –notre route à l’aller-, Kubilaï ne tiendra pas. Toutes les soudures ont pété, la structure se désolidarise de la cellule et le pare-brise n’est plus tenu que par du gros scotch qu’il faut renouveler régulièrement.
Totalement inconscients, nous misons sur nos gueules d’anges imberbes, nos airs de jeunes mariés, et notre bonne étoile qui n’a jamais fait défaut pour tenter la traversée du pays. On commence par planquer tout ce qu’on peut. Qu’ils mettent au moins une bonne heure avant de trouver le matos. Les sacs de riz se mélangent aux K7, les fringues aux appareils photos, les ordinateurs sont sous le matelas, avec quelques leurres bien en évidence : bouteilles de vodka, romans inoffensifs…
La psychose et les histoires relayées par les travellers vont bon train. Un couple de Français que nous convoyons jusqu’à la frontière nous conseille d’arracher une page du Lonely Planet particulièrement sévère sur la conduite politique de Saparmurat Niazov : une Australienne aurait eu de gros problèmes à la frontière ; d’autres voyageurs auraient été refoulés après la traversée de la Caspienne. Cette rencontre et ce trajet nous font du bien et libèrent Maï-Loan qui, à force de vanter les mérites du VietNam à nos stoppeurs, évacue son stress et oublie les dangers de la traversée.
A l’ouverture, nous sommes là, armés de sourires et empreint d’espérance : S’il plait à Dieu, Inshallah… Une grosse file d’attente, mais des douaniers plutôt sympathiques qui parlent quelques brides d’anglais -ce qui est plutôt rare- et nous apprennent quelques mots de turkmènes : saol, ade kim, sakbulun*. Durant la leçon, un civil me tend un document : la carte grise tombée par terre lors du dernier checkpoint ! La chance est avec nous. Je m’empresse de répéter à ce Samaritain la dernière expression que vient de m’apprendre mon nouveau prof, Siz onlad aram : tu es un homme bon !
Le poste de douane grouille d’Ouzbeks qui viennent travailler au Turkménistan, de jeunes policiers, et surtout d’Iraniens et de Turcs qui convoient des gros trucks ; une femme donne le sein à son bébé sans se couvrir, et les gens s’affalent sur leurs sacs de marchandises qu’ils veulent faire passer de l’autre coté. Tout se passe plutôt facilement. Pour une fois on nous indique à quel guichet s’adresser, à quel autre guichet faire tamponner le papier que nous a donné le 1er guichet et à quel autre guichet encore, payer le papier dûment tamponné. L’opération se répète 6 ou 7 fois. À la fin, on ne compte plus ; on se laisse guider. Un douanier nous conseille de ne pas fumer au volant –sinon c’est amende- et de changer au marché noir plutôt que dans les banques d’Etat. Dans les bureaux, des posters de Saparmurat Niazov, le Turkmenbashi, autrement dit, le Père de tous les Turkmènes. Ses livres, auquel il donne une importance biblique, le Ruhnama, le livre de l’âme, est également en photos et des pins à son effigie épinglent le revers des vestes des gradés. Sur les photos, Niazov a le teint constipé et tient son stylo entre l’index et le pouce comme un névrosé. Mais tout se passe sans encombre. Nous misons sur la nature humaine, avide et cupide, plus que sur le professionnalisme des douaniers : au besoin, nous lâcherons quelques dollars. Semblables à de jeunes écoliers, ils sont appliqués, arrondissent leurs lettres, recopient en trois exemplaires chacun des formulaires quand ils n’ont plus de carbone et vérifient, re-vérifient 5 fois que tout est correctement rempli. C’est tout juste s’ils ne tirent pas la langue tant ils sont concentrés. Ils appellent même Achkabat pour savoir quelle case cocher pour Kubilai : voiture ou autobus ? Il n’y a pas de case pour camper. Un encravaté sans sourire vient inspecter le camion. Chto problem** ? nous demande un jeune militaire. Nous ne savons pas, avons juste peur que l’encravaté en question veuille faire du zèle. Mais il regarde à peine. Vient l’addition : 45$ pour l’assurance, 58$ pour compenser le prix de l’essence -1$ le plein-, fonction du nombre de kilomètres parcourus, 3$ de frais de dossier, 5$ de désinfection pour le camion et 5$ encore pour la visite sanitaire. Au total 126$ pour rentrer, ajouté aux 25$ pour nous faire passer aussi. No room for négociation, cela va sans dire. Ne reste plus que la douane. Autour de nous, des camions iraniens et turcs attendent leur tour.
Ils inspectent à 3 le camion. Mai-Loan se retrouve seule lorsqu’on m’envoie chercher un n-ième tampon. Au final, ils auront ouvert en tout et pour tout 1 placard, celui où nous stockions initialement les pellicules. Ils tombent sur un des leurres ; il est bourré de paquets de pâtes, et de conserves. Commode quand on est Français de prétendre que la bouffe est une religion. Posent quelques questions sur les disques et surtout les MD qu’ils ne connaissent pas. Nous demandent si on transporte des films pornos. Maï-Loan n’a pas de mal, en qualité de femme, à faire l’offusquée. Pour l’anecdote, nous avions nettoyé la veille, les clips érotiques que Felix avaient glisser, pour la blague, dans les fichiers musique. On fait le tour extérieur du camion. Ils me demandent ce que contient le coffre, veulent savoir si on a de l’héroïne et trouvent que mon visage est bien émacié. Comme toujours, sourires, plaisanteries et naïveté affichée font l’affaire. On nous laisse partir sans avoir véritablement fouillé. « C'était ça le truc terrible qu'on me promettait? C’est comme de passer un examen, de parier sur le chapitre à réviser et de faire l’impasse sur le reste! On a eu de la chance, cette année on est tombé sur le placard du fond ! » me dit Maï-Loan. On plaisante entre nous, mais plus pour évacuer que pour triompher.
On passe la barrière et quelques mètres plus loin, on change un peu d’argent histoire de faire le plein. Un soldat essoufflé pour avoir couru depuis sa cahute nous arrête. Il manque un tampon à notre laisser passer. Il y en a déjà 6 sur le papier mais s’il le dit… L’étoile encore qui nous suit. Sans cette soudaine idée de changer un peu d’argent, ce que nous n’avons jamais fait jusqu’ici car les taux sont mauvais à la frontière, on se serait enfoncé dans le pays avec un laissez-passer incomplet. On n’ose imaginer…
Nous avons 5 jours pour rejoindre Turkmenbashi sur la Caspienne et prendre le ferry pour Bakou. Avec un plan de route très précis. À la frontière on nous a donné une sorte de laissez-rouler, avec une carte du pays sur laquelle est dessinée très précisément la route que nous devons emprunter. On suit un gros truck iranien qui nous met sur la route après la traversée d’une ville en labyrinthe et sans panneau. Puis on s’enfonce dans le désert. Enfin ! Pas le temps de se griser qu’un 1er checkpoint nous réclame 60$ pour passer un pont flottant. Nous portons nos mains à nos cous et mimons l’étranglement pour leur faire comprendre qu’en 5km, ils nous auront bien délesté. Comme réponse : une mine franchement désolée et impuissante des percepteurs. Ils appliquent les règles, comme les autres.
Sur la route, les mâchoires des Caterpillar creusent des tranchées dans le sable pour accueillir vraisemblablement des pipelines plutôt que des canalisations. Après une nuit à Mary, on arrive à la capitale, Achkabat. Un bazar qu’on a jamais vu aussi propret, des pommes de terres empilées en pyramide, pas un papier gras sur le sol et un vieux nomade d’un autre temps avec son telpek*** et ses bottes crottées qui se promène, perdu dans cette profusion de saveur. De larges avenues, de grandes places vides, du marbre, des statues délirantes à l’effigie du mégalo, des palais, le président en photo partout, sa mère parfois, le Ruhnama en consultation libre dans beaucoup de magasin, du petit épicier au marchand de meuble, des flics partout. Des sculptures au goût douteux et toujours de belles allégories de la puissance du pays et de son président. On en fait beaucoup dans les journaux mais pour être franc, cela n’a rien à voir avec certains quartiers de Bucarest. La ville est vide. Elle l’est d’habitude mais aujourd’hui spécialement. C’est le Jour du Souvenir en commémoration du tremblement de terre de 1948 qui a mis la ville à terre et au cours duquel Niazov a perdu sa mère, autre figure de culte. Les drapeaux de la ville ne sont pas en berne mais un ruban noir rappelle le deuil. On prend contact avec l’ambassade pour leur dire qu’on est sauf et dans la ville. On rencontre un jeune volontaire et les services de sécurité, plus proche des renseignements, de la DGSE, du barbouze, que du policier en faction et en uniforme qu’on trouve à l’entrée des ambassades. Disons plutôt qu’ils nous tombent dessus, sceptiques sur nos intentions dans le pays. Pas franchement aimables, pas franchement polis. Il faut les comprendre. Notre insouciance peut leur causer mille problèmes et ils sont dans les emmerdes jusqu’au cou avec la diffusion du reportage d’Envoyé Spécial. Ils nous conseillent de traverser le pays, sans faire de bruit. A la limite de ne rien visiter, aucune photo : « Tu veux des photos ? Tu achètes dans les hôtels de petits bouts de carton, ça s’appelle des cartes postales » Ils nous rappellent à juste titre que c’est un pays de non-droit et qu’un simple soupçon peut nous attirer des ennuis qu’il nous est même difficile d’imaginer tant ils dépassent l’entendement. Qu’à nous entêter à parler aux locaux, ce sont eux qui se retrouveront en prison sans plus jamais voir le jour. Ils en rajoutent une couche, nous demandent de les appeler 2 fois par jour pour leur indiquer notre position, nous promettent les pires tortures si nous nous faisons choper. Avec notre matos, mieux vaudrait se faire tout petit, nous disent-ils. Nous sommes partagés : ont-ils voulu nous faire peur comme leur méthode de cowboy nous le laisse penser ou courons-nous un vrai danger ?
N’empêche, ils nous ont coupé l’appétit et nous parcourons les incontournables de cette ville fantôme sans grand enthousiasme, laissant Kubilaï devant le stade pour découvrir la ville à pied et sans labo photo. Je claque quelques photos, presque en me cachant. On rencontre un groupe d’archéologue british qui travaille sur le site de Merv et un gars de l’OSCE qui nous déconseille fortement d’aller en Albanie. Décidément, certains pays cristallisent les peurs. Ils nous invitent à prendre une bière mais le serveur du bar nous oppose un refus. Pas de bière le jour du Souvenir ! Le british se marre. Il était dans ce même bar 2 heures avant et on lui a servi une pinte de blonde.
La nuit est tombée sur la ville et alors qu’on s’approche du stade… Kubilaï n’est plus ! Disparu ! A peine arrivés que les emmerdes commencent… Vu le nombre de flics au mètre carré, vu son volume –ce n’est pas une Austin mini- il n’a vraisemblablement pas été volé ; ou bien c’est à désespérer ! On pense à la fourrière, imaginons déjà le pire mais rapidement Maï-Loan appercoit sa carcasse, 200m plus loin, au pied du grand stade, deux flics autour de lui. Sans trop réfléchir, on s’approche. Les flics nous signifient qu’il est interdit de se garer ici. On ne comprend toujours pas comment ils ont pu déplacer les 3 tonnes 5 de Kubilaï. Le camion n’a pas été forcé. A priroi ils l’ont tracté en soulevant les roues de devant, c’est ce qu’ils nous miment avec un sourire un peu gêné. On fait le tour du pâté de maison, puis les flics appellent leur chef après avoir arrêté une caisse pour réquisitionner un téléphone portable. Bolchoï problem**** ? demande Maï-loan. Le flic embêté lui répond : malinki problem****. Le fameux chef arrive 15 minutes après. L’homme est rond, fort, habillé battle dress. Il parle plutôt un bon anglais et nous rassure rapidement : « I am sorry for my colleague. Could you please check that your car is OK. I am really sorry. There are no parking in the city. » Nous sommes décontenancés; à notre tour de nous confondre en excuses. Il prend néanmoins le numéro de mon passeport et du visa, mais précise aussitôt qu’il le montrera à son chef demain et mettra fissa ce papier à la poubelle. Il s’excuse encore et nous laisse partir. Ils n’auront même pas jeté un œil à l’intérieur !
On fuit la ville. Si à Mary nous avons pu dormir dans le camion en pleine ville, ce sera plus difficile à Achkabat et décidons de nous diriger du côté du marché de Tolkuchka à 8km de la ville. Il est 21h et les gros bras de l’ambassade nous ont précisé qu’il y avait un couvre-feu officieux à 22h. Mais un gros checkpoint à la sortie de la ville nous bloque bien 30 minutes. Enfin on nous libère. Il fait nuit noire et Kubilaï s’enfonce dans des pistes de terres qui annoncent le bazar. Des montagnes de courges et de melons attendent sous une bâche l’ouverture du marché au petit matin. Nous nous arrêtons sur un terrain vague, à côté de trucks garés là. Nos voisins viennent des villages alentours, vendent des fruits et des légumes grossiers et dorment aussi dans leur cabine de pilotage. « Ici tu peux dormir sur tes deux oreilles. Comme partout dans le pays » me dit mon voisin en se marrant quand je lui demande si je peux rester ici. Nous devisons tranquillement et rapidement ce sont tous les trucks du terrain vague qui se joignent à nous. Un homme en uniforme, sans doute la sécurité du marché vient même me demander de payer une somme dérisoire comme si j’étais un vendeur de légumes. Taxe de vente et de stationnement.
Réveil avant les premiers rayons du soleil. Nous découvrons un immense bazar que nous attaquons, comme à notre habitude, par les bordures, là où les stands sont des carrés de tissu à même la poussière, là où les petites babouchkas vendent trois fois rien. Ce sont plus des puces qu’autres choses. Un vieux pull, un cahier d’écolier, des boîtes en plastiques sans intérêt mais dans le lot, on trouve toujours notre bonheur car ces babioles ont plus d’âme et d’histoire que n’importe quel article chinois préfabriqué qui inondent désormais tous les marchés de la planète. Je tombe sur une collection de timbre sportif russe. La jeunesse exaltée pour une somme dérisoire. Une vieille au visage qui suinte de pus me le reprend des mains : elle m’a donné un mauvais prix et ce n’est pas à elle. Dommage.
Dans le cœur du marché, les stands sont de meilleure facture. Je me retrouve dans le quartier des femmes. Une ruche, des centaines d’abeilles, mères et filles qui soupèsent les bijoux et palpent les tissus et les robes de mariée. Le bruissement m’en fait perdre la tête. Les femmes rient, plaisantent, s’interpellent. Plus loin, quelques vendeurs de telpek et des couloirs de tapis. Ils sont réputés jusqu’en France mais ce rouge rubis et ces motifs chargés nous lassent l’œil à tous les deux. On s’épargne pour une fois les pièces mécaniques et traînons au milieu de containers bariolés. Des bus attendent le client et sur le pare-brise, des posters de Niazov, pour se protéger du mauvais sort, afficher son culte ou amadouer les policiers, c’est selon. A l’heure du départ, nos coturnes nous offrent melon, courges, gros radis noir et nous expliquent comment faire la soupe turkmène.
En sortant des faubourgs de la ville on appercoit des dizaines de femmes qui défrichent à coup de bêche. Une fontaine ? un autre palais ? Nous filons sans savoir. En ligne de mire, l’immense mosquée Saparmyrat Hajji, lumineuse et sortie du désert. On la dit construite par Bouygues. Quelques kilomètres plus loin, on descend se baigner dans le lac souterrain de Köw Ata. C’est la sortie du samedi et une trentaine de femmes et d’hommes pataugent dans une eau chaude et sulfureuse, à 65 mètres sous la terre. Et ça se chamaille, ça rigole, ça se pousse dans l’eau et ça s’éclabousse. Les femmes ne sont pas en reste. Elles se baignent habillées mais rient à gorge déployée. Rein à voir avec ces femmes tadjiks qui s’effraient quand on s’adresse à elle pour leur demander la route. Ces femmes turkmènes ont un caractère bien trempé et sorti de terre, elles viendront par groupes entiers me réclamer des photos, chose qui ne nous était simplement jamais arrivée de la part de femmes. En confiance, nous reprenons la route et décidons de faire une entorse au plan de route. Nous voulons nous enfoncer dans la montagne, voir du village et du pays. A 40km de l’embranchement on demande à un flic notre chemin. Plus loin, plus loin… Au fameux embranchement, on embarque 5 jeunes et un vieux en telpek*** qui montent au village. Il nous faudra une bonne heure d’ascension et trois arrêts pour laisser Kubilaï refroidir. Une fois en haut, nous découvrons un village qui nous fait penser à ceux de la vallée de Hunza au Pakistan. Des maisons l’une sur l’autre, une pierre sèche apparente et des couleurs d’automne à n’en plus finir. Le village abriterait une communauté endogame, mais sans doute n’est ce qu’une légende. Dans les jardins, on apperçoit des pieux plantés en terre surmontés d’un crâne de chèvre. Toutes les tombes du cimetière sont aussi ornées de crânes aux vertus sacrées. Des restes de chamanisme. Ici pas un portrait de Niazov, aucune trace du Turkménistan que nous décrit notre guide. On trouve dans une petite épicerie un Snikers à la date de péremption effacée et réécrite au bic noir. La nuit approche et il faut redescendre. Si le ferry a du retard, notre visa nous met dedans. À 500$ la journée d’expiration, on préfère arriver un peu en avance. Une vielle monte dans le camion et sur le chemin, nous offre des pendentifs pour nous protéger. Quand on la quitte à l’embranchement et qu’on refuse le moindre manat pour le convoyage, elle viendra nous embrasser goulûment sur les joues. Femmes turkmènes si étonnantes ! Je crois que c’est la première femme qui nous embrasse ainsi dans la région, comme si nous étions ses petits enfants.
On reprend la route, heureux d’avoir poussé jusque là haut, déconnectés des réalités dont on a de cesse de nous mettre en garde. Quelques km seulement et un nouveau checkpoint. On retrouve ce même flic qui nous avait renseignés sur le village de Nohur. Seulement nous retrouver ne l’amuse pas plus que ça. Dans la cahute des policiers, on me demande tout de go ce que nous avons fait là haut. Je réponds simplement que c’est beau. Il prend mes papiers, le laissez-rouler et souligne le parcours qui nous est assigné ; hausse le ton pour montrer que nous ne sommes pas autorisés à sortir de la route. Je lui dis que je suis touriste, que c’est beau le Turkménistan vu d’en haut. Il me demande : photos ? video ? Et sans trop réfléchir ni sans grande conviction, je pointe du doigt ma tête et mes yeux : « niet photo, niet video, gena, much, tourist****» Maï_loan arrive en souriant comme une étoile et je n’ai plus de mal à lui afficher mon amour pour ma femme. Je ne sais s’ils sont paresseux ou crédules ; toujours est-il qu’ils concluent l’affaire avec un dai vaï résigné. Je pousse jusqu’à lui demander de m’offrir un quotidien qui traîne sur son bureau. 2 feuillets, le président en première page en deuil pour la journée du souvenir et à l’intérieur des photos de lycéennes en train de lire le Ruhnama dans un parc public. Je ne comprends pas le texte mais me doute bien qu’on trouve essentiellement des extraits du livre. Des pubs aussi dont une de coca, au logo accolé au livre sacré ! Nous partons en poussant un gros soupir. Mais pour rien au monde nous regrettons ce risque et cette folie. Jusqu’ici les policiers qui nous contrôlent près de 10 fois par jour n’ont jamais poussé bien loin l’inspection de Kubilaï.
Nous roulons un peu de nuit et décidons de nous arrêter dans une chaïkana sur le bord de la route. Au petit matin, la femme et son fils nous demande de les prendre en stop jusqu’au village voisin. Après quelques km, nouveau contrôle. Cette fois, un policier imberbe et tout juste pubère pointe son pistolet vitesse devant nous et affiche le chiffre fatidique de 85km/h. Kubilaï en grande forme ! Il s’empresse de noter au crayon 65km et ajoute la somme de 250 000 manats***** en guise d’amende. Nous n’avons même pas cette somme sur nous et alors que nous nous apprêtons à négocier, la femme que nous avions prise en stop se penche à la fenêtre. Ils discutent tous les deux un moment et le jeune flic finit par nous laisser passer. Nous rions tous aux éclats et nous arrivons à comprendre que son frère est policier. Étoile quand tu nous tiens. Le checkpoint suivant sera, à ses côtés, une formalité.
Turkmenbashi approche. Jusqu’ici, pas un contrôle trop poussé, rien qui ne laisse penser que nous sommes journalistes. Au port, on nous demande de repasser dans la soirée. On traîne dans la ville, filons au bazar, arpentons le bord de mer et les vestiges d’un parc d’attractions tout rouillé. La ville ne nous inspire pas ; c’est le moins qu’on puisse dire. Des bandits, des traînards ; ça sent le coup fourré à plein nez. Une ville portuaire comme Poti et d’autres ailleurs. On ne nous laisse finalement pas monter dans le ferry. Cargaison de gaz : trop dangereux. On nous demande de repasser pour le suivant à 5h. Naturellement à cette heure-là, on nous redemande de repasser 30 minutes après, et ainsi de suite jusqu’à 09h30. Et quand on se fâche, qu’on exige de monter sur le bateau, et qu’il nous attende on ne peut plus payer. C’est la relève : la banque est fermée. Il faut attendre le suivant. On se fâche encore et finalement on nous fait monter. Check du camion pour le coup assez poussé mais encore une fois, le matos dort tranquille sous des couches de fringues et de nourriture. Dans le bateau, on souffle un peu. Une fois bien en mer, on sort la camera, shootons quelques plans sur le pont. Une femme vilaine de 40 ans vient traîner autour de nous, renifle, inspecte. Elle nous demande ce qu’on fait et lâche un « spionj****** » d’un air entendu. Une heure avant elle s’était présentée comme une azerbaijanaise et s’avère être une turkmène à qui une propagande bien huilée a embrumé le cerveau. On se doute bien qu’elle va rameuter l’équipage alors on va voir le capitaine qui nous accueille en ce marrant comme une baleine : « Vous savez quoi ? Cette femme qui traîne là-bas et vous regarde… elle est venue me voir et vous dénoncer. Elle croit que vous êtes des espions. » « Et on m’appelle James Bond » lui dis-je sans sourciller. « Ils sont fous ces turkmènes » rajoute-il. Non, pas tous, simplement ils sont bien malheureux d’être ainsi dirigés. Et nous bien chanceux d’être ainsi passés sans encombre.
* merci, comment t’appelles-tu, au revoir
** quel est le problème ?
*** chapeau traditionnel en peau de mouton
**** gros problème ou petit problème ? Petit problème !
***** à peu près xx $
****** espions
Et bien, quels souvenirs vous allez garder de cette expédition ! Encore une fois, chapeau !
Rédigé par : Karine | 27 novembre 2006 à 01:16