Ce 10ème atelier a bien failli ne pas se faire. La faute aux déclarations de Chirac et au Parlement français qui vient de se prononcer pour condamner la négation du génocide arménien. La faute aussi aux procédures azerbaidjanaises qui veulent que toute intervention dans un centre d’enfants des rues, dans un orphelinat ou dans une école soit immédiatement approuvée par les ministères concernés. Nous avions pourtant mis toutes les chances de notre côté en appelant –pour la 1ère fois- l’Unicef, visiblement ravi de nous mettre en contact avec un centre d’enfants des rues, en plein Bakou. Seulement, le vice-directeur du centre nous informe navré quelques jours après notre visite qu’on lui a conseillé de ne pas travailler avec des Français. « Ce serait malvenu, nous ont-ils dit. Et même si nous sommes une association privée, nous ne voulons pas prendre de risque. On ne sait jamais comment les choses peuvent tourner. » Nous aurions aimé que des enfants sans rien d’autres qu’un dortoir et une assiette à midi nous racontent autre chose que cette ville moderne pleine de pétrodollars, de resto branchés et de vitrines à la mode.
Il pleut à Bakou ; la ville est un véritable bourbier, aussi nous décidons de partir dans les montagnes. Sans doute seront-ils moins regardant qu’à Bakou sur les autorisations. Avant de partir, l’Ambassade nous confie judicieusement une lettre adressée au Ministre de l’éducation présentant notre démarche : « Je vous serais très obligée de bien vouloir demander à vos services de faciliter leur travail dont la vocation est à la fois pédagogique et interculturelle. » Une lettre traduite et deux contacts de professeurs de français perdus dans leurs petits villages de montagne, au pied du Grand Caucase. Inshallah !
Nous accédons à Qalaciq perdu sur les contreforts du Grand Caucase au terme d’une grimpée qui, comme sur le lit d’une rivière, ne laisse que des caillasses pour s’accrocher à la pente. A l’entrée du village, une petite dizaine de vieux devisent et se dorent la casquette au soleil d’octobre. A notre approche, l’un d’eux nous récite un poème dans un français désuet et charmant. Une histoire de petits oiseaux dont nous ne saisirons pas la fin. Un vieux reste d’éducation soviétique. Les profs de ce temps-là ne vous laissaient pas souffler, encore moins vous relâcher. On en voit encore les traces dans leur connaissance encyclopédique de la culture française et de quelques auteurs classiques.
Le village, comme une presqu’île encerclée de rivières ténues à cette époque de l’année, dresse ses maisons de pierres les unes sur les autres. En son centre, un arbre cinq fois centenaire que même trois hommes, les plus forts du village, ne pourraient encercler de leurs bras joints. Les hommes se promènent en costards, même quand ils gardent les moutons ou débitent le bois. Les femmes s’activent. C’est la fin du ramadan et chacun chez soi prépare Ramazan Bayrami*.
Qalaciq est un village Lesghian, une ethnie originaire du Daguestan russe, de l’autre côté de la montagne, à quelques heures de marche. De leur culture subsistent des chants, des légendes orales et une langue que les bébés apprennent à la naissance, avant que la télé et l’école ne leur enseignent l’azerbaidjanais. Metanet, professeur de français, s’active à enseigner ce qui peut l’être dans ce village perdu, et sans pour autant se décourager nous avoue : « J’essaye de leur apprendre le maximum de choses, de leur donner envie d’apprendre encore, d’ouvrir leurs yeux mais dans une classe, la plupart des filles finiront chez elles à faire des tapis dès l’enseignement obligatoire terminé. Seules de très rares exceptions iront à l’université. » Metanet se contrefiche de nos autorisations, elle veut que les enfants d’ici, les Lesghians des montagnes du Caucase, racontent leurs traditions et leur culture. Elle sélectionne pour nous 8 enfants qui partiront chez eux shooter la fin du ramadan et les préparations festives.
Leurs photos racontent leur quotidien sans confort et leur vie en communauté : leur maison de pierre, les toilettes au fond du jardin, le poêle qu’il faut alimenter après avoir débité des rondins en bûchettes. Leurs photos sentent la montagne, les châtaignes grillées, les noisettes et les noix qu’on fait sécher avec la grand-mère. Elles fleurent les préparatifs de Ramazan Bayrami*, les banquets, les tables qu’on dresse à l’avance et sur lesquelles on empile concombres salés, choux vinaigrés, sucre, bonbons, pains cuit au tandoor, gâteaux aux noix et aux noisettes, croissants de lune, plov lesghian qu’on arrose d’huile... Leurs photos sont aussi empreintes de culture et de tradition, celle des Lesghians qu’on retrouve dans les cimetières aux stèles couvertes d’inscriptions arabes et dans les premières maisons du village, tout en haut de la montagne et dont les pierres ont été portées à dos d’âne.
Pour la première fois, nous imprimons sans compter. Ce sont plus de 200 photos que nous distribuons. Et lorsque nous traînons, comme les vieux du village sur les rondins de bois qui absorbent le soleil depuis des générations, les villageois viennent nous saluer et nous remercier. Souvent une photo à la main. Chaque enfant ici a redistribué à son tour les photos des gens qu’il a photographiés, au cousin, à l’ami, au voisin…
Les enfants mitraillent et les appareils en pâtissent, forcement ! Nigar, que Metanet appelle affectueusement « une petite polissonne » nous rapporte ainsi un appareil cassé. Le suivant qu’on lui confie subit le même sort. Il est gorgé d’eau. Une hécatombe cette Nigar ! La dernière de ses photos aura été prise près de la rivière. On imagine la suite… et sa fin. Tout le monde s’y colle. On va chercher les plus petits tournevis pour ouvrir l’appareil. Rien ne se perd dans les montagnes. Faute d’y arriver –on aura jamais trouvé un tournevis à 3 branches-, Ziya, le frère de Métanet fait sauter l’écran LCD et le met sur le poêle, à coté des châtaignes. Une nuit comme cela à sécher et il marchera de nouveau au petit matin.
Au moment de partir, un jeune pré-pubère qui se fait appeler « Commandeur » vient nous chercher et se décide à nous questionner. Nous sommes dans une région frontalière et il se demande ce que nous faisons-là, où nous allons, où sont nos autorisations pour photographier et filmer, alors que cela fait 4 jours que nous traînons dans le village. Un court instant nous avons peur pour Metanet. Mais cette femme a une force de caractère dont le directeur fera les frais : « C’est un véritable cafteur cet homme-là. Il n’est pas un homme bon. Sans doute un peu jaloux car vous êtes mes invités » Le bonhomme a appelé l’armée pour nous dénoncer et sur ce coup là ne se sera pas fait que des amis dans le village.
* fête de fin du ramadan
Commentaires