Enfant, il est des pays qui ont bercé votre
imaginaire ; des destinations, qui sans vraiment comprendre pourquoi, ont
porté 1000 rêves et celui notamment d’y traîner ses guêtres. L’Arménie en est
un, avec son histoire mouvementée, sa religion et son alphabet singuliers, ses
églises qu’on imagine facilement perdues sur les versants sud du petit Caucase.
L’imaginaire est d’autant plus excité que se tient en ce moment l’année de
l’Arménie en France, qu’on transpose naïvement en se disant que là-bas aussi,
on célèbre un peu la France en Arménie.
Ce n’est pas tout à fait exact. Alors qu’en
Azerbaïdjan, on n’a cessé -dans les villes notamment- de nous rappeler la folie
des députés français sur le génocide arménien, qu’on nous a promis les pires
ennuis avec les Turcs, ici le sujet n’est pas évoqué. Et si certains soulignent
que les deux pays sont « plus
qu’amis, ils sont frères », on se concentre plus sur sa misère, sur le
froid qui paralyse tout, sur le gaz que personne ne peut payer, que sur une loi
qui embarrasse plus qu’elle n’arrange. Difficile de faire comprendre à la
diaspora arménienne, empreinte de bonne volonté, qu’ici on survit et qu’on a
plus besoin du soutien des Turcs et des échanges commerciaux qu’une dignité
retrouvée avec la reconnaissance d’un massacre organisé et planifié, si réel
soit-il.
Notre arrivée en Arménie est saluée par les
premières neiges qui donnent aux gorges de Debed et aux églises Haghpat, Odzun,
Kobair et Sanahin un air délicieux et suranné. Granoush déjà nous sert un fond
de soupe aux haricots mainte fois réchauffée et nous offre un café turc, qu’ici
on appelle arménien. Les montagnes pelées laissent danser un vent sec et froid
qui pince les hommes et balayent les maisonnées. L’hiver est bien installé et
le petit Caucase semble pétrifié par les premières gelées.
Semblables à des chiffons votifs accrochés
aux branches, des sacs plastiques en lambeaux et des détritus en décomposition décorent
les berges de la rivière. On découvre une Arménie industrielle, minière,
métallique et délabrée. Des mines, de gigantesques entrepôts à l’abandon, des
infrastructures en ruine, des structures de métaux à moitié pillés et dont
l’autre moitié rouille sous la neige. Pas de maisons en pierres sèches mais du tuf
rosé, taillé en bloc. Rien qui rappelle les villages de montagnards du grand
Caucase azerbaidjanais. Le paysage est industriel, amer, mais surtout s’en
dégage une atmosphère de tristesse que les visages croisés et les commentaires
recueillis ne font que confirmer. Il est une expression toute arménienne qui
fait office de tradition lorsqu’on quitte un ami et dont le sens puissant
résonne comme une vérité, « Jiznamen »,autrement
dit, « je prends sur moi tes
malheurs ». Ici plus qu’ailleurs on saisit combien la chute de l’URSS
a laissé le pays sans sous et sans ressource. Ailleurs, on semble habitué à
l’auto-subsistance depuis des générations. Mais ici on est plutôt mineur ou
commerçant et la chute du régime soviétique laisse le pays comme un malade à
qui on a retiré sa perfusion. Reste les églises pavées de tombes centenaires,
les croix qu’on s’amuse à dénicher partout sur les façades...
Un verre à la main, elle nous livrera ce champ de toute beauté :
Pour découvrir les traditions caucasiennes
du toast avant de lever son verre :
A Vanadzor, on découvre le quotidien d’une
petite ville de province où les jeunes filles ne peuvent rentrer seule une fois
la nuit tombée, où tout le monde s’épie et se connaît. Pas certain que ce soit
franchement différent de chez nous. On découvre également le quotidien d’une
minorité russe, chassée par Catherine II en 1868 pour pratique religieuse
qu’elle qualifiait de secte. De loin on dirait des mormons avec leur charrette,
leur béret et leur barbe longue et non soignée. Ce sont pourtant des russes
purs jus, cultivateur de pomme de terre et de choux. Nous sommes en pleine
saison du choux et tout le village s’affaire à les tailler et les charger dans
des voitures ou des camions à bennes. On les appelle Molokans, soit disant des « buveurs de lait » car
autrefois ils buvaient du lait les jours de jeune. Aux vus de certains
énergumènes rencontrés, pas certain non plus qu’ils se contentent tous de lait.
Maria nous invite chez elle. Elle est vieille et fripée et de son nez fendu,
coule des perles de pus. Nous voir chez elle, pétrifiés de froid, la ravit et
elle ne cesse d’invoquer le ciel et de le remercier. Avant de prendre le café,
elle bénira cette rencontre, les gâteaux qu’elle a fait acheter par son fils
trentenaire qui en paraît quarante, les bonbons, le sucre et le pain sur la
table. Un bénédicité sans un signe de croix, juste une prière. Les Molokans
n’attachent aucune importance aux représentations humaines ; la croix, le
signe de croix, les icônes, tout cela n’est que détournement de la foi. Seule
la spiritualité compte.
En rentrant à Vanadzor, d’autres rencontres
encore. Une vieille aux mille chats comme tant d’autres à Paris qui nous
demande si nous aimons le pays et devant notre approbation nous répond
amèrement : « Qu’aimez vous
ici ? On est pauvre ! ». Ce jeune voisin aussi, plein de
bonne volonté, qui vient prendre le café et n’aura de cesse de célébrer son
pays et surtout son passé. Tout dans sa bouche finit par être arménien et ce
qui est arménien est forcément premier de quelque chose. Premier pays à être
chrétien, 1er alphabet, 1er ci 1er ça. Il est
étudiant en histoire, et si nous acquiesçons à beaucoup de ces vérités, il nous
laisse le sentiment de s’enliser dans le passé. Certains peuples auraient-ils
tant souffert qu’ils n’ont d’identité que dans la plainte et le ressentiment ?
Ce ne sont que quelques rencontres mais, il faut l’avouer, parfois nous avons
été lassés.
Séjour rapide à Erevan, autrement plus
agréable qu’on nous l’avait dépeint avec une multitude de cafés et des puces où
l’on retrouve l’ensemble du parcs industriel, chimique, et médical, pillés et
revendus en pièces détachées. On s’oublie aussi dans le musée Paradjanov, musée
vertigineux, artiste simplement déjanté, génial, onirique et surréaliste. Dans
les supermarchés de la ville, de longues queues pour changer ses devises.
Nombreuses sont les familles dans le pays qui vivent grâce au fils, au cousin
ou à l’oncle expatriés. On en profite également pour se perdre dans les
hauteurs du Petit Caucase, sur le mont Aragatz et profiter de la majesté de
l’Ararat qui surplombe par sa beauté, nuages et pollution. Ararat aujourd’hui en
territoire turc…
Direction Shamiram, un village Yezidis, la
minorité kurde d’Arménie. Nous y réalisons un atelier difficile, comme leur
quotidien. Une minorité dans un pays quasi mono-ethnique, ajouté aux
difficultés économiques du pays, cela pèse et se ressent. Déjà nos visas se
périment et il faut penser à rentrer en Géorgie car la frontière est fermée
avec la Turquie comme avec l’Azerbaïdjan. Au moment de quitter le pays, les
douaniers nous réclament de la tune. On s’étonne de devoir payer pour quitter
le pays. Cela n’est simplement jamais arrivé ! L’Arménie serait-il le 1er
pays à faire payer quand on quitte son territoire ? Georgiens et Turcs
sont comme nous, ils attendent, des billets à la main, pour se faire tamponner.
Le bonhomme qui fait le chef ne veut pas céder.
Notre impression est forcément partielle,
notre regard phagocyté car concentré à organiser des ateliers photos dont une
bonne moitié de notre séjour avec des kurdes d’Arménie, mais vivant sur un
petit nuage depuis plusieurs mois, on quitte le pays avec un goût amer. Certains
arméniens auront eu l’art, jusqu’au bout, de ne pas savoir se faire aimer. Sans
doute ce désamour ponctuel n’est dû qu’à la trop grande attente que nous y avions
placée.
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